Journal Le Monde
(Vendredi 13 juin 1997)

"666", le code-barres qui mènerait les Grecs en enfer…

ATHENES : de notre correspondant

La Grèce a rejoint, mercredi 11 juin, les pays signataires de la convention de Schengen, mais cette ratification, obtenue de justesse, s'est faite sous la pression exaspérée des intégristes, qui ont assiégé pendant deux jours le Parlement, après avoir tenté de l'investir, " armés " de croix et d'icônes.

Leur terreur : les Grecs, à 98% orthodoxes, pourraient être maudits à jamais ! Les protestataires soutiennent en effet que les accords de Schengen (sur l'espace de libre circulation en Europe) contiennent dans leurs codes informatiques " le chiffre de la bête ", le 666, symbole de l'Antéchrist stigmatisé dans l'Apocalypse de saint Jean. . .

La semaine dernière, les représentants de la toute-puissante Eglise orthodoxe de Grèce, qui n'est pas séparée de l'Etat, avaient le plus sérieusement du monde fait part au premier ministre socialiste, Costas Simitis, de leur opposition à la mise en place d'un système informatique dont " le code principal est le chiffre 666 ". Le dimanche des rameaux, l'Eglise avait mis en garde ses ouailles contre " l'introduction systématique du 666 dans la vie de la nation grecque ". . . Les 2 500 moines de la " sainte communauté " – interdite aux femmes – du mont Athos (nord du pays) ont renchéri, en menaçant le gouvernement : " Vous aurez affaire à nous comme objecteurs de conscience si la convention de Schengen est appliquée en Grèce. "

Demandant aux 300 députés de ne pas ratifier la convention, il se sont élevés contre " la mise en fiches électroniques au niveau européen, et peut-être au niveau mondial de chaque individu libre ". Pour les moines, " le traitement de données électroniques et leur utilisation par les membres actuels ou futurs de l'Union européenne, amis ou ennemis, est une menace nationale ". Une pensée pour le vieil adversaire turc qui est candidat à l'entrée dans l'Union européenne ?

"LE CHRIST AU PARLEMENT!"

Au moment où s'ouvrait, lundi soir, la discussion sur la ratification, 2 000 manifestants à Athènes ont tenté, aux cris de " l'orthodoxie ou la mort ! " et " le Christ au parlement ! ", de pénétrer dans la Vouli, le Parlement . Ils ont été dispersés par les policiers, qui ont fait usage de gaz lacrymogènes. Le président du Parlement a décidé de repousser le scrutin, tandis que des députés de droite réclamaient un vote à main levée.

Le gouvernement, pour sa part, a assuré que la convention ne portait atteinte " ni aux libertés individuelles, ni à la religion ". Le ministre des affaires européennes, Georges Papandréou, assurait du haut de la tribune que la convention " ne comportait pas ce chiffre [le fameux 666] ".

Mardi, les plus enragés – femmes portant le foulard, retraités, et quelques jeunes – sont revenus à la charge ; Ils ont bloqué pendant toute la nuit une des artères principales de la capitale sur laquelle des popes officiaient.

Mercredi matin, la capitale s'est engluée dans un embouteillage monstre. Les fidèles n'étaient plus que 200, mais ils tenaient bon. Un policier en uniforme, les larmes aux yeux, s'est jeté dans leurs bras pour soutenir " la campagne contre Satan ", sous les vivats des manifestants, qui criaient au miracle.

Les combattants contre " le chiffre de la bête " ont aussi réveillé tous les vieux démons de la Grèce. Certains tenaient des banderoles réclamant " le départ des espions sionistes de la Grèce de Jésus-Christ ", d'autres rappelaient dans des tracts le combat d'Alexandre le Grand contre les Perses, les luttes de Byzance contre les Arabes, les Huns, les Goths et les Croisés, , puis celles des Grecs... et des Serbes, contre ... " Mussolini le papiste ", " Hitler le satanique " et " tant d'autres projets totalitaires et sionistes de Maastricht et de Schengen ".

Et ils pourfendaient les codes-barres et les futures cartes d'identité électroniques, qui peuvent comporter le 666, " la marque qui nous mène en enfer ".

Didier Kunz